J’accuse la Misère, et je traîne à la barre
Cet aveugle, ce sourd, ce bandit, ce barbare,
Le Passé ; je dénonce, ô royauté, chaos,
Tes vieilles lois d’où sont sortis les vieux fléaux !
Elles pèsent sur nous, dans le siècle où nous sommes,
Du poids de l’ignorance effrayante des hommes ;
Elles nous changent tous en frères ennemis ;
Elles seules ont fait le mal ; elles ont mis
La torche inepte aux mains des souffrants implacables.
Elles forgent les nœuds d’airain, les affreux câbles,
Les dogmes, les erreurs, dont on veut tout lier,
Rapetissent l’école et ferment l’atelier ; […]
Livrent le faible aux forts, refusent l’âme aux femmes,
Sont imbéciles, sont féroces, sont infâmes !
Je dénonce les faux pontifes, les faux dieux,
Ceux qui n’ont pas d’amours et ceux qui n’ont pas d’yeux
Non, je n’accuse rien du présent, ni personne ;
Non, le cri que je pousse et le glas que je sonne,
C’est contre le passé, fantôme encor debout
Dans les lois, dans les mœurs, dans les haines, dans tout.
J’accuse, ô nos aïeux, car l’heure est solennelle,
Votre société, la vieille criminelle !
La scélérate a fait tout ce que nous voyons ;
C’est elle qui sur l’âme et sur tous les rayons
Et sur tous les essors posa ses mains immondes,
Elle qui l’un par l’autre éclipsa les deux mondes,
La raison par la foi, la foi par la raison ;
Elle qui mit au haut des lois une prison ;
Elle qui, fourvoyant les hommes, même en France,
Créa la cécité qu’on appelle ignorance,
Leur ferma la science, et, marâtre pour eux,
Laissant noirs les esprits, fit les cœurs ténébreux !
Je l’accuse, et je veux qu’elle soit condamnée.
Elle vient d’enfanter cette effroyable année.
Mai 1871, III « Paris incendié »
Victor Hugo